CHAPITRE 9 Le tribunal

Le matin du 17 février, Margery quitta son cachot pour comparaître devant ses juges. Lord Marnell, qui depuis quelque temps témoignait beaucoup de bonté à sa femme, comme s’il désirait par là racheter le mal qu’il avait déchaîné, l’aida à entrer dans sa litière et chevaucha à ses côtés. La salle du Conseil était tendue de drap rouge et les bancs réservés aux spectateurs regorgeaient de monde.Margery eut un mouvement de recul à la vue de tous ces visages étrangers, et ses joues pâles se colorèrent légèrement tandis que Lord Marnell la conduisait à sa place. Arundel, archevêque de Canterbury, occupait le siège du président; il avait l’abbé Bilson à sa gauche. Plusieurs abbés, des prieurs et des dignitaires séculiers ou ecclésiastiques composaient le reste du tribunal. Durant huit mortelles heures, ils interrogèrent l’accusée, et, avec un courage et une intrépidité héroïques, elle répondit à toutes leurs questions. Maître Simon intervint à deux reprises pour demander un peu de repos pour sa malade et il exigea qu’on lui fit prendre une gorgée de vin pour la soutenir. L’abbé Bilson se montra enfin sous son aspect véritable. Ce n’était plus le prêtre doux et persuasif, mais le persécuteur sans pitié. L’archevêque harcelait la prisonnière de questions et s’efforçait de la prendre en défaut. On lui demanda, entre autres choses, si elle croyait que dans le sacrement de la Cène, le pain et le vin devinssent réellement le corps et le sang de Christ. —Certes non, réponditMargery. Christ étant vivant ici-bas ne pouvait donner son corps à manger à Ses disciples, car il n’aurait pas été alors un corps humain. De plus si le pain avait été véritablement le corps de Christ, Il n’aurait pas mangé Sa propre chair; cela est contraire à toute raison. — Les mystères de la foi sont au-dessus de la raison, dit Arundel. —Cela est vrai, mon père, bien au-dessus de la raison, mais non pas contraires à cette raison. — Croyez-vous au Purgatoire? —L’Église enseigne qu’il existe, et je ne dis pas que cela soit faux, mais je n’en trouve aucune mention dans mon livre. — Priez-vous la Sainte Vierge, les saints anges et les saints? —Non; cela n’est pas dans le livre. «Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, je le ferai,» dit Christ, mais il n’est jamais dit: Ce que vous demanderez à Saint Michel ou à Sainte Anne. —Estimez-vous que la confession soit une chose bonne ou mauvaise? — Elle peut être bonne, je n’en sais rien, mais il n’en est pas parlé dans mon livre. Je vous en prie, révérends pères, si dans quelque autre partie de la Parole de Dieu, il est parlé de ces choses, faites-le moi voir et je le croirai, mais pas avant. Vers la fin de la journée, l’archevêque et les abbés se consultèrent un moment à voix basse, puis Arundel se tourna vers la prisonnière. —Margery Marnell, Baronne Marnell de Lymington, la Cour vous demande si vous consentez à signer cet écrit et à accepter les choses qu’il contient? — Laissez-moi le lire, monseigneur, et je vous répondrai ensuite. Arundel n’avait nulle envie qu’elle lut le parchemin, mais Margery refusa avec énergie de signer quoi que ce soit sans en avoir pris connaissance. À la fin, on lui fit la lecture du document. Il contenait la promesse d’abjurer les doctrines des Lollards, et d’accomplir une pénitence sévère, afin d’expier le scandale qu’elle avait causé dans l’Église. Margery refusant avec fermeté de signer, l’archevêque l’avertit qu’elle s’exposait ainsi à subir la peine capitale. —Vous pouvez me condamner à ce que vous voulez, dit-elle, et sa voix bien que faible était encore claire et distincte. Je ne vous crains pas. Je sais que vous avez le pouvoir de détruire mon corps, mais vous n’aurez jamais celui de toucher à mon âme. Elle est à Christ, et c’est entre Ses mains et non entre les vôtres que je remets mon corps et mon esprit. L’archevêque lut alors la sentence du tribunal: «La Cour ayant trouvé Margery, baronne Marnell de Lymington, coupable de tous les crimes dont elle est accusée, la condamne" La prisonnière baissa la tête, puis se leva et calmement, sortit de la salle, escortée par son mari.Palais de Lambeth. Après que Lord Marnell l’eut étendue sur son lit dans le cachot, il ne put empêcher sa rage de s’exhaler: Ah! fit-il en serrant les poings, si je vous tenais ici, abbé Bilson… —Vous lui pardonneriez, seigneur, ditMargery d’une voix éteinte. — Qui? Moi? Lui pardonner? Quelle femme vous êtes, Madge! Non, en vérité, je lui romprais tous les os. Sur ma foi,Madge, ces deux coquins m’ont joué, et sont allés loin au-delà de mes intentions. J’aurai de la peine à vous tirer de là, mais je vais faire tous mes efforts pour vous sauver. Vous savez que je ne suis pas en faveur auprès du nouveau roi comme auprès de Richard II dont Dieu ait l’âme. -Margery, voulez-vous me pardonner? — De grand coeur, seigneur; je savais que vous ne vouliez pas tout ce qui est arrivé. Et je vous supplie, ne vous tourmentez pas en pensant que vous êtes la cause de ma mort, car je vous pardonne comme Christ m’a pardonné! — Madge, je ne puis vous comprendre. D’où vient que vous êtes calme et paisible avec la mort qui vous menace? —Christ est avec moi, et où Christ se trouve, tout est paix. «Je vous laisse la paix; je vous donne ma paix; je ne vous donne pas, moi, comme le monde donne.» (Jean 14:27) «Je vous ai dit ces choses afin qu’en moi vous ayez la paix. Vous avez de la tribulation dans le monde; mais ayez bon courage, moi j’ai vaincu le monde.» (Jean 16:33).__ __